La laïcité à l'Ecole, ce n'est pas gagné...
Résumé : « Dans les lieux publics, on ne peut pas affirmer sa religion ou ses idées comme on veut, car cela pourrait gêner d'autres personnes. » Cette phrase est extraite du manuel Hatier (p.361), un des sept nouveaux manuels scolaires d'Enseignement moral et civique (EMC) de sixième. Quelle conception de la laïcité véhicule-t-elle? Le Réseau école laïcité religions a posé cette même question à tous les manuels et constaté que les définitions de laïcité y souvent erronées. Autre constat, les diverses mesures prises par le ministère de l'Education nationale pour promouvoir l'étude et la pratique de la laïcité à l'Ecole ne sont pas à la hauteur des enjeux. A quand une laïcité moins préoccupée d'exclure que d'inclure ? A quand, entre autre, l'introduction d'une initiation à la philosophie et la prise en compte d'expériences d'enseignement à la citoyenneté et à l'interculturel menées chez nos voisins européens ? On est encore loin de la laïcité d'intelligence que souhaitait déjà en 2002 Régis Debray dans son rapport sur l'Enseignement du fait religieux à l'école laïque !
Abstract : Laïcité ("Secularism") in French Schools, Still a Way to Go...
‘In public places we cannot assert our own faith or ideas as we want because it may cause discomfort to others’. This phrase is quoted from the school manual by Hatier (p. 361), one of seven new manuals for teaching the concepts of morality and civism (Enseignement moral et civique) to first grade high schoolers. Which is the concept of laïcité, "secularism", being conveyed there ? Réseau école laïcité religions reveiwed all the manuals on this criteria and remarked that the definition of "secularism" is often incorrect. Another observation was that the diverse measures adopted by the National Ministry of Education to promote the study and practice of "secularism" in french schools are not facing up to the challenge. When will "secularism" focus less on excluding than including ? When will other actions implemented by our Europeans neighbours such as introduction to philosophy and assessing teaching experiments on citizenship and intercultural values be adopted? There is still a long way to the laïcité d'intelligence called for by Régis Debray in his 2002 report ‘Enseignement du fait religieux à l'école laïque’ (Teaching about religion in public schools).
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On présente aujourd'hui la laïcité comme un rempart magique contre la barbarie djihadiste. Donne-t-on aujourd'hui aux élèves de France une formation dans ce domaine à la hauteur des enjeux ? Le Réseau école laïcité religions dont le but est depuis plusieurs années d'étudier les représentations de la laïcité et des faits religieux à l'Ecole, propose quelques éléments de réponse à cette question.
Le ministère de l'Education nationale n’est pas resté sans réaction et a réagi par de multiples mesures : la Charte de la laïcité à l'Ecole de septembre 2013, la Réserve citoyenne en janvier 2015 qui permet aux " équipes éducatives de faire appel à des intervenants extérieurs pour illustrer leur enseignement ou leurs activités éducatives ", l'Enseignement moral et civique (EMC) de juin 2015, le Livret laïcité de septembre 2015 destinés aux chefs d'établissement, les nouveaux programmes de 2015 et les manuels qui les appliquent à la rentrée 2016. Cette liste fort impressionnante répond-elle vraiment à l'urgence de la situation ? Examinons-les l'une après l'autre.
Des mesures d'un intérêt et d'une valeur fort inégale
La Charte de la laïcité à l'Ecole est un cadre précieux. C'est une référence désormais essentielle. Un regret : les convictions des non croyants auraient pu être davantage prises en compte.
La Réserve citoyenne est un beau projet sur le papier. Or, dans la pratique, les établissements font fort peu appel à ces intervenants extérieurs dont les institutions, les chefs d'établissement et les enseignants se méfient.
L'EMC, introduit à la rentrée 2015 est devenu une matière qui est prise au sérieux dans les programmes, faisant désormais appel à la sensibilité des élèves, cherchant à éveiller leur jugement et à susciter leur engagement. Cependant, plusieurs questions : quelle réelle formation pour les enseignants ? Le renvoi à des sites numériques est-il la panacée ? Quelles ressources pédagogiques ? Quelles méthodes d'évaluation ?
Un livret laïcité à la formulation approximative
Le Livret laïcité de septembre 2015 destiné plus particulièrement aux proviseurs contient des formulations approximatives voire obscures. Dans le chapitre IV, "laïcité et enseignements", en ce qui concerne l'enseignement des disciplines scientifiques, on lit : "Il faut pouvoir...éviter la confrontation ou la comparaison du discours religieux et du savoir scientifique. Dans les disciplines scientifiques (SVT, Physique-chimie etc.) il est essentiel de refuser d'établir une supériorité de l'un sur l'autre comme de les mettre à égalité." Comprenne qui pourra!
Un peu plus loin, le livret laïcité affirme, à propos des " grands textes religieux, des oeuvres d'art... bien commun universel " : " Leur découverte permet une véritable ouverture aux autres cultures". Est-il si évident qu'il y ait cette parfaite équivalence énoncée entre croyance et culture? N'est-ce pas réintroduire des confusions dans les limites à distinguer avec rigueur entre domaines qui relèvent du savoir et du croire?
Cet ensemble de mesures d'un intérêt et d'une valeur inégale serait à mettre en cohérence avec un autre élément essentiel, l'enseignement des faits religieux, pour permettre aux professeurs et aux élèves de déconstruire des préjugés tenaces et favoriser une meilleure vie collective à l’intérieur et en dehors du cadre scolaire. En particulier, il faudrait effectivement mettre en oeuvre l'articulation préconisée par le ministère entre l'EMC et l'enseignement des faits religieux, articulation recommandée à la fois par l'Observatoire de la laïcité (rapport de juin 2015) et par le Conseil de l'Europe (Diversité religieuse et éducation interculturelle : manuel à l'usage des écoles, 2007, Conseil de l'Europe).
Dans les manuels, des définitions de laïcité souvent erronées
Etudions maintenant les sept manuels d'EMC de 6e issus des nouveaux programmes de cette rentrée 2016 du point de vue de la présentation de la laïcité.
Examinons d'abord les différentes définitions du concept de laïcité lui-même puis les définitions des termes liés à celui de laïcité. Voyons ensuite quelle présentation les manuels ont choisi de faire de la Charte de la laïcité à l'école et enfin quel type de laïcité est proposé dans les pages qui lui sont consacrées.
1.a. Trois images du concept de laïcité se dégagent de ces définitions dont deux sont à des degrés divers erronées.
La première image de la laïcité apparaît chez trois éditeurs sur six : Bordas, Hachette et Magnard. Elle associe la neutralité de l'Etat en matière de religion et la liberté de conscience. Celle de Magnard a notre préférence ; la laïcité, c'est " le principe selon lequel l'Etat ne favorise aucune religion et qui garantit à chacun la liberté de conscience et d'expression de ses convictions." Une remarque importante : la définition de laïcité du rapport du Conseil d'Etat de 2004, ajoute à la neutralité et la liberté de conscience un troisième aspect, le pluralisme, et prend ainsi en compte la réalité plurielle de la société française aux convictions philosophiques et religieuses multiples, aux cultures nombreuses. Chez ces trois éditeurs, l'image de la laïcité qui reste proche l'esprit de la Loi de 1905 est sinon complète du moins satisfaisante.
Une deuxième image chez Belin et Nathan omet le concept de liberté de conscience, ce qui réduit la laïcité à la simple neutralité de l'Etat envers les croyances. Cette image de la laïcité est erronée.
Une troisième image de la laïcité, chez Hatier, non seulement exclut la liberté de conscience mais définit la laïcité en termes radicaux : " le principe de la séparation de l'Etat et des religions dans une société. En France, la laïcité exclut les Eglises des domaines politiques et administratifs, et en particulier de l'enseignement public." On est bien loin de notre réalité concrète : du point de vue institutionnel, la laïcité est celle d'une autonomie réciproque entre deux entités, Etat et cultes ; du point de vue de la société, elle permet des compromis favorisant la vie collective dans une société plurielle. Cette définition offre l'image d'une laïcité de soupçon voire de combat envers les religions.
Si la deuxième image de la laïcité ne semble guère faire de place à l'enseignement des faits religieux à l'école, la troisième semble l'exclure. Seuls Bordas, Hachette et Magnard sont en cohérence avec le discours du ministère et permettent à cet enseignement d'exister, en particulier dans les EPI, enseignements pratiques interdisciplinaires.
1.b. D'autres concepts dans les manuels aident-ils à la compréhension de cette notion complexe de laïcité ?
Un premier constat : des termes importants et présents dans la Charte de la laïcité ne sont définis dans aucun manuel : égalité, conviction, Etat, ordre public, prosélytisme, liberté d'expression, pluralisme, neutralité.
D'autres mots-clés ont des définitions erronées. Par exemple, le terme d'identité n'est défini que dans un seul manuel : " Respect dû à quelqu'un ou à quelque chose ". On aurait mieux fait d'insister sur le fait qu'une identité, c'est un nom, un prénom, une date de naissance comme dans la carte d'identité mais que c'est aussi une somme d'appartenances multiples, familiales, culturelles, convictionnelles, religieuses ou non, mouvantes au cours de la vie. Une telle définition prend en compte la réalité plurielle de notre société et fait lien avec les concepts de pluralité et d'altérité.
2. Choix fréquents d'une version enfantine de la Charte de la laïcité à l'école
Qu'en est-il alors de la présentation de Charte de la laïcité à l'école, support privilégié pour l'approche de la laïcité ?
Cinq manuels sur sept ont choisi une version réécrite et illustrée de la Ligue de l'enseignement "expliquée aux enfants" et non pertinente pour des élèves de sixième. Cette charte en effet gomme ou introduit de la confusion dans des concepts fondamentaux : le citoyen devient un habitant (art. 1 et 3), les convictions, des idées (art. 3), la notion d'Etat est remplacée par la notion de pays, la France (art. 2). Cette charte est également illustrée de dessins où l'école apparaît comme lieu de rigolade (cf. art.7). Une version simplifiée produite par le ministère de l'Education nationale et la Fédération des APAJH, cohérente avec des objectifs pédagogiques exigeants, était pourtant disponible !
3. Qu'en est-il, enfin, de la présentation de la laïcité dans les chapitres qui lui sont consacrés ?
La laïcité dans les pages qui lui sont consacrées est aussi à visages multiples. Trois commentaires.
3.a. Tout d'abord, les différentes images rejoignent globalement celles repérées dans les lexiques, allant d'une image fidèle à l'esprit des rédacteurs de la loi de 1905 à une image dévitalisée d'une laïcité de soupçon voire d'opposition envers le convictionnel religieux.
Deux manuels, Belin et Hatier, présentent des éléments d'une laïcité où la religion n'est guère bienvenue et cela sans argumentation.(Belin, p.306 et Hatier, p.361). Le concept de laïcité est exposé d'une façon fort ambigüe à la page 361 du manuel Hatier :"Dans les lieux publics, on ne peut pas affirmer sa religion ou ses idées comme on veut, car cela pourrait gêner d'autres personnes." Qu'en est-il dans ces conditions de la notion centrale d'ordre public ?
Bordas, Lelivrescolaire présentent, eux, une image renouvelée de la laïcité et des pratiques de l'engagement citoyen.
Bordas propose un dossier 15 - " Liberté, égalité, fraternité et laïcité au collège " (p.272) - suivi d'un dossier 16 - " S'engager pour les autres " (274).
Lelivrescolaire retient l'attention pour deux raisons. Tout d'abord, à l'étude de " La Charte de la laïcité ", succède le chapitre : " A la découverte des trois monothéismes ". La volonté d'articuler l'EMC et l'enseignement des faits religieux est on ne peut plus claire et pertinente. Un choix du même genre se retrouve d’ailleurs dans le manuel de français de la même collection Ensuite, dans ce même chapitre, l'élève est invité à faire le lien entre l'histoire du judaïsme et du christianisme qu'il étudie en sixième et la naissance de l'islam qu'il étudiera en début de cinquième.
3.b. Deuxièmement, certains manuels plus ou moins explicitement lient la notion de laïcité avec "la culture de l'engagement", un des quatre piliers de l'EMC, par la présentation de très nombreux engagements citoyens et de multiples initiatives de collégiens pour un mieux vivre ensemble, chez Bordas en particulier. A propos d'actions de personnes d'exception, plusieurs manuels présentent, entre autres, Jean Moulin, l'Abbé Pierre ou Lassana Bathily, jeune Malien, qui par son courage a sauvé une quinzaine de personnes le 9 janvier 2015 au cours de l'attaque du supermarché casher de Vincennes. Aucun manuel ne présente Latifa Ibn Ziaten, mère d'Imad, assassiné par Mohammed Merah le 11 mars 2012. Cette femme a créé l'association Imad-Ibn-Ziaten pour la jeunesse et pour la paix en avril 2012, dans le but de venir en aide aux jeunes des quartiers en difficulté, et de " promouvoir la laïcité et le dialogue interreligieux ", association soutenue par le ministère de l'Éducation nationale qui lui octroie une subvention annuelle.
3.c. Enfin, comparées aux conceptions de la laïcité contenues dans les manuels issus des programmes de 2008 (voir recolarel.over-blog.com), les conceptions les plus erronées sont certes en déclin ; elles n'en sont pas moins gênantes.
Un message brouillé de la laïcité à l'école qui ignore la réalité multiculturelle de notre société
En conclusion, l’Education Nationale a pris de multiples mesures en peu de temps mais d’une valeur inégale et pas toujours très cohérentes.
Les définitions erronées de laïcité ignorant la réalité de notre société multiculturelle dans certains manuels scolaires d'EMC en sixième sont en totale contradiction avec l’article 12 de la Charte de la laïcité qui, lui, appelle à " l’ouverture la plus objective à la diversité des visions du monde ", loin aussi de la conception apaisée de l'Observatoire de la laïcité, en cohérence avec l'esprit de la loi de 1905.
Une question demeure pour ce généreux projet EMC : les professeurs de sixième eux-mêmes pourront-ils s’approprier une telle ambition ? L’instruction civique les laissait souvent sceptiques ou peu concernés. Tout comme l'enseignement des faits religieux. Les professeurs de collège seront-ils aussi réticents à cet enseignement que leurs collègues du primaire dont un récent sondage à l'initiative de l'association Enquête montre qu'un tiers seulement d'entre eux le pratiquent ? Par ailleurs, à quand une initiation à la philosophie? Que devient le rapport Séré d'avril 2007 sur une telle initiative? Pourquoi se priver aussi de l'examen d'expériences menées chez nos voisins européens où la "culture du débat" favorise le vivre ensemble?
On est encore loin de la laïcité d'intelligence souhaitée par Régis Debray....
Finalement, à la rentrée 2016, les manuels d'EMC de sixième proposent aux élèves des définitions souvent très insuffisantes, une charte de la laïcité plutôt enfantine, des contenus inégaux, parfois cependant capables de les aider vraiment. On est encore loin de la laïcité d'intelligence que souhaitait déjà en 2002 Régis Debray dans son rapport sur l'Enseignement du fait religieux à l'école laïque!
On souhaite quand même, que puisse se répandre une laïcité moins préoccupée de séparer que de faire coexister, d'exclure que d'inclure, cherchant non seulement à interdire mais surtout à faire connaître et comprendre, incitant au débat, proposant des initiatives citoyennes. On le souhaite mais à l’heure actuelle, malgré tant de nouvelles mesures, ce n’est pas gagné !
Le 30 septembre 2016,
Alain Merlet et Jean-Marc Noirot,