Introduction
Avec un thème complexe, chargé d’images, de clichés propices à déclencher des réactions aussi diverses que passionnelles et une pagination restreinte, les auteurs n’ont certes pas la tâche aisée. Les simplifications nécessaires peuvent toujours être critiquées. Toutefois, nous nous permettrons quelques commentaires sur des choix qui nous paraissent trop incohérents du point du vue de la pédagogie et du contenu. Une remarque préliminaire : alors que cinq manuels ont choisi de traiter le thème en quatre pages, un éditeur lui en consacre six et apporte un éclairage plus nuancé sur cette période devenue sujette à polémique.
Nos commentaires se diviseront en trois parties :
- Chrétienté et christianisme.
Une première critique : les manuels ne distinguent pas période historique et religion, chrétienté et christianisme, ce dernier étant vu sous un jour avant tout négatif.
La plupart des manuels n’ont guère fait d’effort de contextualisation. Ils présentent, sans approfondir la contradiction, une époque mêlant un certain idéal et la montée de l’intolérance religieuse et politique dans l’Europe occidentale chrétienne au Moyen Âge: tout homme devait pratiquer la religion de son prince, le pape se voulait au-dessus des rois et empereurs, mais la référence ultime de ces croyants était un homme-dieu victime des puissances politiques.
Contradiction qui ne peut se comprendre sans une mise en perspective historique et sans références aux débuts du christianisme au programme de l’année précédente. Pas de distinction entre le message des évangiles et celui de l’Eglise – institution ou peuple de croyants – à un moment précis de son histoire. D’où des titres paradoxaux que ne peut saisir l’élève qui a gardé en tête la présentation du christianisme en 6e ; ils sont plus compréhensibles par les auteurs des manuels que par les élèves : « Les croisades en Orient : une guerre au nom du Christ » chez Bordas, p. 80, ou « Le catholicisme triomphant » chez Hatier, p. 82, ou Nathan, p. 72.
Les manuels abordent les causes complexes de l’expansion chrétienne – « recherche du salut », « désir de gagner le paradis » mais aussi « quête d’aventures » (Magnard p.88) – qui mobilisent toutes les couches de la société chrétienne de l’Occident. Mais comment passe-t-on du culte des reliques et de l’engouement pour les pèlerinages, démarche pacifique, à des entreprises guerrières aux buts politico-religieux, économique et territoriaux ? Qu’en disent les ouvrages ? Nous retrouverons ces questions dans chacune des deux parties traitées maintenant : les croisades en Orient, la Reconquista et les autres croisades.
- Les croisades en Orient.
Deux remarques concernant les nomes des lieux et les cartes :
Tout d’abord, la destination des croisades et la Terre sainte. Un manuel, Belin p. 80, précise : « Terre sainte : la Palestine. » Deux autres manuels utilisent également le terme Palestine : Magnard p. 80, Nathan p. 70. Jérusalem est vue implicitement comme une ville chrétienne et musulmane. Magnard écrit : « Jérusalem, ville sainte de l’Islam » (p.83). Belin précise : « (Jérusalem) est aussi une des trois villes saintes de l’Islam » (p.80). Aucun manuel n’indique que Jérusalem est la ville sainte des juifs. Pas de rappel du programme de 6e traitant du judaïsme et des débuts du christianisme.
En ce qui concerne les cartes, celles-ci, très simplifiées, gomment de nombreux éléments qui appauvrissent ainsi considérablement la compréhension d’une période historique complexe dans un Proche Orient dont l’actualité n’est pas avare en informations. Sur les cartes, l’absence des communautés juives en Occident comme en Orient rejoint le silence des textes des auteurs sur les attaques des communautés juives en Allemagne ou ailleurs au début des croisades, attaques perpétrées dans le double but d’éliminer les premiers « infidèles » rencontrés et de financer les expéditions.
Aucune carte ne mentionne non plus la présence des communautés chrétiennes : coptes d’Egypte – représentant au XIIe siècle environ le tiers de la population – ni celles de Palestine, de Syrie, d’Arménie, de Géorgie et de Mésopotamie. Pourtant tous ces chrétiens sont appelés « Nasrani » - terme signifiant « ceux de Nazareth » - par les Arabes ou les Turcs. Les Kurdes sont également absents des cartes.
Pour les manuels, les causes sont quasi uniquement religieuses. Des extraits de l’appel de Pape Urbain II pour les croisades – chaque auteur ayant fait son choix – sont présents dans tous les ouvrages. Quels sont-ils ? Quelles questions s’y rapportent ? Quelle lecture distanciée ou non de ces extraits est proposée ?
Deux manuels, Belin p. 80 et Magnard p. 80, citent le passage : « Le Christ l’ordonne… » Les quatre autres ont gommé cette phrase. Pour quelle raison… ? L’auteur du manuel Magnard pose la question : « Au nom de qui appelle-t- il (le pape) à la croisade ? » « Quels arguments le pape emploie-t- il pour convaincre les Occidentaux de s’engager dans les croisades ? », demande l’auteur de chez Hachette p. 74. Mais que répondra l’élève si rien, dans le manuel ou dans l’explication du professeur, ne vient lui pointer la contradiction entre l’enseignement des évangiles, les pratiques pacifiques des premiers chrétiens et les agissements du pape, de l’institution Eglise, d’une partie du peuple chrétien de cette période de l’histoire ? Le Christ du pape Urbain II ou de Bernard de Clairvaux cité dans plusieurs manuels est-il le même que celui de Blandine dont les élèves ont dû entendre parler l’année précédente ?
En revanche, le Christ de François d’Assise, à qui Belin consacre une page entière, semble nettement plus proche de celui des évangiles. L’auteur précise que François d’Assise, « l’une des figures les plus remarquables de la chrétienté de l’époque gothique », cherche « à convertir par la persuasion et non par la force. Il prêche l’amour entre les hommes… » p. 67.
Tous les manuels montrent la violence de ces expéditions guerrières qui dureront deux siècles. Dans une pagination restreinte, la simplification excessive gomme souvent intérêt et… saveur pour cette période historique. L’ élève n’apprendra pas que les Arabes et les Turcs furent d’abord surpris par les qualités guerrières des croisés ainsi que par leurs comportements jugés grossiers, que, pendant les trêves nombreuses, beaucoup des chefs croisés, byzantins, arabes, turcs ont tissé entre eux des nombreuses alliances très éloignées des préoccupations religieuses, que l’appel à la « guerre sainte », « petite djihad » a mis beaucoup de temps à porter du fruit, que l’arrivée des Mongols permettra l’allongement de la durée du séjour des croisés en Syrie et en Palestine. Aucun manuel – même celui de Belin – n’a fait allusion à une rencontre insolite, celle de François d’Assise avec Malik Al Kâmil, sultan d’Egypte en plein siège de Damiette en 1219.
Entrer dans un peu de complexité n’est pas de l’encyclopédisme mais nourrit l’intérêt de l’élève, fournit du sens, permet d’approcher la compréhension des réalités d’hier et d’aujourd’hui.
L’élève ignorera que le joyau de l’art gothique à Paris, la Sainte Chapelle, a été construite spécialement pour abriter les reliques apportées des croisades – seul le manuel de chez Belin en parle dans le chapitre sur l’art gothique à la p. 107 –, que les oignons d’Ascalon – entre Jaffa et Gaza – très appréciés par les croisés donnent goût aujourd’hui à nos salades sous le nom d’échalotes.
Certains manuels proposent des « regards croisés » sur un même événement. Magnard consacre une page (p. 83) à la comparaison de « deux récits d’un même événement : la prise de Jérusalem » … de 1099 vue par un musulman et par un chrétien. Les manuels, Bordas (p. 81) et Nathan (p. 71) présentent également un extrait de la relation de cet événement, côté musulman, par Ibn al-Athir faite en 1231.
Un seul manuel, celui de Hatier (p. 80), signale qu’« en entrant en contact avec la civilisation musulmane, les chrétiens ont pu étendre leurs connaissances ». Aucun manuel ne renvoie au chapitre sur le monde musulman étudié en début d’année scolaire. Aucun non plus ne se risque à analyser les conséquences de la présence occidentale au Moyen-Orient pour l’évolution ultérieure du monde arabe.
Quelles conséquences les croisades ont-elles eu sur les rapports entre catholiques et orthodoxes ? Tous les manuels évoquent le sac de Constantinople en 1204 par les croisés… mais sous-estiment profondément les raisons économiques de cet événement comme dans l’ensemble du conflit. Bordas (p. 78) et Hatier (p. 80) soulignent les conséquences religieuses profondes de cet événement. Serait il incongru de faire un saut dans le temps et d’indiquer deux dates : 1965, levée des excommunications réciproques prononcées au Moyen Âge ; 2001, le pape Jean Paul II demande pardon pour les violences faites par les catholiques romains à l’encontre des chrétiens orthodoxes particulièrement lors du sac de Constantinople.
Pourquoi le professeur d’histoire – qui enseigne aussi l’éducation civique - n’aborderai-t-il pas l’actualité en mentionnant la démarche de dialogue entre chrétiens séparés, l’œcuménisme, et celle d’un dialogue entre les différentes religions ?
Les manuels montrent, là encore et justement, une expansion chrétienne sous le signe de la violence largement utilisée contre les « infidèles » en Espagne, les « hérétiques » cathares, les juifs et les « païens » baltes et scandinaves. Bordas, dans le texte de la p.72 parle des Germains et des Slaves en les considérant comme « païens », mais il les présente respectivement comme catholiques et orthodoxes sur la carte de la page en vis-à-vis.
Quatre manuels sur six font mention de juifs. Hachette (p. 72) donne un « extrait de l’ordonnance de Louis IX (Saint Louis) » en 1269 avec pour titre « les Juifs mis à part » et pose la question du pourquoi. Aucun élément de réponse n’est fourni. Même remarque pour Hatier (p. 82) qui parle de persécutions « qui vont parfois jusqu’au massacre ». Magnard (p. 80) est plus précis : « Dans un contexte…. où le devoir d’un chrétien est le combat contre les infidèles… les Juifs aussi sont perçus comme les ennemis de la société chrétienne. En 1182, Philipe Auguste procède à la première expulsion des Juifs du royaume de France et, au XIIIe siècle, un concile les oblige à porter un signe distinctif. » Nathan (p. 72) va plus loin : « Les Juifs ne sont que tolérés : accusés d’être responsables de la mort du Christ, ils subissent des discriminations et parfois des persécutions de la part de la population ou de l’Inquisition. » Aucun manuel ne parle des livres – Torah et Talmud – brûlés, ou de l’expulsion des musulmans et juifs d’Espagne en 1492, date de la fin de la Reconquista. Ces derniers seront accueillis en terre musulmane en Afrique du Nord – Maïmonide, par exemple – et dans l’Empire ottoman.
Sur ce thème de l’expansion chrétienne, les élèves ne peuvent distinguer parmi les faits ce qui est de l’ordre du politique, de l’économique, du religieux. Les pages des ouvrages confondent message religieux et ce que les hommes en font. De telles pages ne préparent pas l’élève à comprendre l’histoire complexe des rapports entre l’Orient et l’Occident ; il est à craindre que celles-ci ne contribuent à renforcer l’équation religions = violences.
Même si dans ces pages, Belin se distingue par une certaine distanciation critique, globalement, les manuels se montrent bien frileux et peu cohérents tant du point de vue des connaissances que des démarches pédagogiques et éducatives exposées.
Dernier point – valable aussi pour d’autres chapitres des manuels, chaque partie traitée semble être déconnectée des autres, supprimant de nombreuses clés de lecture et, par là, la perspective historique. Les modalités d’élaboration des manuels en seraient-elles en partie responsables ?