Delphine Horvilleur et Rachid Benzine, Des mille et une façons d’être juif ou musulman, éditions du Seuil, 2017.
Dialogue de Delphine Horvilleur et Rachid Benzine avec le concours de Jean-Louis Schlegel.
Un livre qui montre que laïcité et religions n'ont rien d'incompatible.
Voilà un livre d’emblée destiné à casser les idées toutes faites : une femme rabbin, un musulman prêts à dialoguer ensemble et proposant une image renouvelée de leur religion respective! A ce duo s'ajoute un intermédiaire essentiel, chrétien.
On se réjouit que le contenu de ce riche dialogue soit à la hauteur des promesses du titre. Ce livre inattendu est déconcertant pour plusieurs raisons.
Une femme rabbin, forcément d’obédience libérale, va déplaire à beaucoup de Juifs et encore plus si elle dialogue avec un musulman !
D'un autre côté, comment la plupart des musulmans pourraient-ils apprécier que l’un d’entre eux discute librement avec une femme et qui, plus est, une femme juive ?
Enfin, les partisans d’une certaine forme de laïcité auront peut-être un plaisir mitigé à voir dialoguer si librement des esprits religieux pour eux incapables de liberté d’esprit.
Examinons quelques-uns des apports de ce dialogue très stimulant.
Le chapitre consacré à la laïcité nous propose un ancrage dans une double perspective historique. Les deux intervenants se réfèrent en effet aux « Lumières » et à « l’esprit critique » comme le dit D. Horvilleur (p.131) ou à "un appel à penser même contre soi, contre ses propres présupposés et représentations." (R. Benzine p.132).
On pourrait dire sans forcer le trait qu’ils soutiennent que la laïcité authentique en contraignant la religion à se défaire de toute volonté de puissance donne à l'Etat laïque comme aux religions la possibilité d'un fonctionnement vraiment conforme à leur propre finalité. Dans cet ordre d'idée, R.B. considère que "l'implantation de l'islam en Europe s'avère une chance pour l'islam... Cela permet, par exemple, de poser le principe de l'égalité des sexes..." p.135
Les deux religions ne sont pas présentées comme des réalités métaphysiques intangibles mais du point de vue de leur évolution. "Dans le judaïsme, certains textes du Talmud racontent une forme de retrait ou d'éclipse du divin et ces récits illuminent de façon intéressante la notion de laïcité."(p.133) et au cours du développement de l’islam historique, il y a eu " le plus souvent distinction et non pas confusion entre le politique et le religieux" même si aujourd'hui on assiste "à la subordination du religieux au politique"(p.134).
Conclusions importantes pour la laïcité : d'une part, les religions relèvent d’un ordre spécifique, l’ordre spirituel, à distinguer clairement de la puissance politique, d’autre part elles participent au mouvement général de l’histoire dont on ne peut les séparer même si par certains aspects, elle les déborde . "Aujourd'hui, pour que nos traditions religieuses puissent contribuer de façon bénéfique à un débat de société, il faut réhabiliter la pluralité de leurs histoires, leur complexité et les différentes voix qui s'y expriment." D. H. (p.137).
D'une manière plus générale, les deux interlocuteurs sont amenés par J-L S. à questionner leur religion sur ses liens avec l'origine, l'histoire et la science (p.35). Pour R.B., "il faudrait d'abord distinguer les registres de discours et montrer leur légitimité : celui de la science ou des sciences modernes n'est pas celui du sens, même si tous deux ont leur place" et pour D.H. qui se réfère aussi à P. Ricoeur, "Tout l'enjeu d'une certaine maturité ("spirituelle"), quelle que soit notre tradition, c'est de pouvoir vivre avec de l'absence et du manque, avec quelque chose qui n'est pas complet, qui ne peut être transformé en veau d'or "(p.37).
Le contenu du savoir religieux n’est pas pétrifié malgré sa dimension sacrée mais chaque génération a à en faire une réinterprétation et une réactualisation, ce qui exclut toutes formes d'essentialisation, si chères aux partisans des intégrismes de tous bords.
Nul ne doit se laisser impressionner par ceux qui s’arrogent un pouvoir prescriptif exorbitant et, au nom d’une certaine sacralité, dictent une certaine manière de manger ou de s’habiller. D’où la nécessité urgente d’approfondir les connaissances et de clarifier l’emploi bien commode de « nous » que des religieux substituent si facilement à « je » à leur profit. ‘’Qu’aucune voix au sein de nos traditions religieuses ne soit considérée comme exclusive’’. Les deux interlocuteurs se rejoignent sur ce point (p.138).
Une telle optique converge vers une possible compatibilité réciproque entre ces deux religions et la laïcité, ce qu'il fallait établir au moment où l'on entend sans cesse le contraire.
Les différences entre les deux religions ne sont pas gommées pour autant. Les prophètes sont bien plus ménagés dans l’islam que dans le judaïsme qui les conteste et les critique, en particulier Noé (p.224) alors qu' "un prophète ne saurait s'égarer selon la doctrine musulmane" (p.225). Et R. B. ne nous cache pas que "la doctrine de l'islam orthodoxe demeure créationniste" et "refuse toute théorie scientifique évolutionniste"(p.239).
Quant au rôle des femmes dans les deux religions, le chapitre qui lui est consacré en présente une analyse particulièrement nuancée. "La Bible et le Talmud sont formidablement "féministes" et furieusement "misogynes" d'où la nécessité de " toujours encourager une lecture contextuelle. " (p.149). Et pour R.B, " le passage par l'histoire et les sciences humaines se présente comme un des moyens nécessaires pour relativiser un certain passé de représentation aliénante sur Dieu, sur la religion, sur les femmes..." (p.160)
Qu’en conclure pour l’enseignement de la laïcité et du fait religieux aujourd’hui ?
Nous vivons désormais dans une société plurielle où les convictions et les religions sont multiples. Dans un tel contexte, ce que l’Ecole doit affirmer avec détermination, c’est précisément la pluralité des convictions et des religions dont aucune, où que ce soit, ne doit avoir le droit de disqualifier les autres sans se disqualifier elle-même, que ce soit entre religions ou entre différents courants religieux dans le cadre de la même religion.
Les deux participants à ce dialogue représentent eux-mêmes un courant minoritaire de leur propre religion et avec un engagement religieux de niveau différent : une femme rabbin, un islamologue. Ils acceptent de prendre du recul par rapport à la lettre de l'histoire sacrée dont ils pensent qu'elle n'est pas menacée par une "déconstruction" scientifique. "Un texte continue à parler même quand le lecteur sort d'un certain nombre d'illusions" (p.41).
Citons le vade mecum laïcité 2018 : "Fondé sur la rationalité et sur l'expérience raisonnée, l'enseignement distingue les savoirs et les croyances. Par son impartialité et son objectivité, il protège la liberté de conscience des élèves et leur apprend que les certitudes se construisent."
Il nous aide à éclairer les contenus de ce dialogue. D'abord, on ne peut opposer selon les auteurs de ce livre d'une manière si radicale savoirs et croyances puisque ces dernières n'excluent pas non plus "une démarche de questionnement" (p.53).
Quant au créationnisme qui voudrait se faire passer pour un savoir et qui ne peut se construire rationnellement, on voit qu'il n'a pas sa place dans l'enseignement scolaire.
L’Education Morale et civique par ce qu'elle préconise dans ses Principes généraux (§ 3 et 4) : « penser et agir par soi-même et avec les autres », « favoriser le développement d’une aptitude à vivre ensemble » et « reconnaître le pluralisme des opinions, des convictions, des croyances et des modes de vie », retrouve beaucoup des préoccupations de nos interlocuteurs.
Pour mieux vivre ensemble et devenir autonome, il faut reconnaître ce pluralisme mais comment reconnaître sans connaître et donc sans apprendre ? Une tolérance ignorante risque d'être irrespectueuse, incapable de créer du lien social.
Ce livre a le très grand mérite de pointer des questions fondamentales dans le cursus scolaire :
- Aujourd’hui, les religions dans leur rapport au pouvoir et au savoir ont à mettre leurs exigences en accord avec celles du savoir et de la citoyenneté indispensables dans un Etat démocratique.
- Toutes les religions se sont développées et ont évolué d’un point de vue historique. Ces connaissances d’ordre historique appartiennent aussi à l’école qui doit pouvoir les étudier à tous les niveaux d’enseignement sans craindre une relative complexité.
- Le caractère mythique, symbolique, sacré que se donnent les religions n’est pas remis en cause à l’école, chacun étant libre de ses croyances et de ses convictions et de toutes sortes d’approfondissement spirituel dans son for intérieur. La liberté de conscience, l’égalité de traitement entre tous en dépendent.
- Ainsi donc, les diverses croyances et convictions supposent des connaissances assez précises dans le domaine des faits religieux, y compris chez ceux qui en sont très loin. Le savoir, là comme ailleurs, est source de liberté et aussi de fraternité.
Le grand évitement du fait religieux à l'école.
On voit donc que ce livre important nous montre comment les religions, quand elles refusent le fanatisme de la doctrine unique et qu'elles acceptent de visiter la maison de l’autre sans idolâtrie ou textolâtrie sont tout à fait compatibles avec une bonne pratique de la laïcité.
Les nouveaux programmes du dernier CSP ont réduit la part du savoir dans les domaines aussi bien de l'enseignement du fait religieux que de celui de la laïcité. C’est pourtant un domaine où les ignorances, les préjugés et les peurs se multiplient ensemble plus que jamais.
Un livre comme celui de Delphine Horvilleur et R. Benzine montre dans quelles directions on peut aller pour enseigner des convictions religieuses ou philosophiques en les reliant à l'EMC dans une pratique vraiment républicaine : ils font ainsi un travail de pionniers. Mais les institutions en place auront-elles l'audace de suivre ces pionniers sur les chemins qu’ils ouvrent ou même simplement de s'en inspirer?
20 Juin 2018
Récolarel