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20 juin 2018 3 20 /06 /juin /2018 09:24

Delphine Horvilleur et Rachid Benzine, Des mille et une façons d’être juif ou musulman, éditions du Seuil, 2017.

Dialogue de Delphine Horvilleur et Rachid Benzine avec le concours de Jean-Louis Schlegel. 

Un livre qui montre que laïcité et religions n'ont rien d'incompatible.

Voilà un livre d’emblée destiné à casser les idées toutes faites : une femme rabbin, un musulman prêts à dialoguer ensemble et proposant une  image renouvelée de leur religion respective! A ce duo s'ajoute un intermédiaire essentiel, chrétien. 

On se réjouit que le contenu de ce riche dialogue soit à la hauteur des promesses du titre. Ce livre inattendu est déconcertant pour plusieurs raisons.

Une femme rabbin, forcément d’obédience libérale, va déplaire à beaucoup de Juifs et encore plus si elle dialogue avec un musulman !

D'un autre côté, comment la plupart des musulmans pourraient-ils apprécier que l’un d’entre eux discute librement avec une femme et qui, plus est, une femme juive ?

Enfin, les partisans d’une certaine forme de laïcité auront peut-être un plaisir mitigé à voir dialoguer si librement des esprits religieux pour eux incapables de liberté d’esprit.

Examinons quelques-uns des apports de ce dialogue très stimulant.

Le chapitre consacré à la laïcité nous propose un ancrage dans une double perspective historique. Les deux intervenants se réfèrent en effet aux « Lumières » et à « l’esprit critique » comme le dit D. Horvilleur (p.131) ou à "un appel à penser même contre soi, contre ses propres présupposés et représentations." (R. Benzine p.132).

 On pourrait dire sans forcer le trait qu’ils soutiennent que la laïcité authentique en contraignant la religion à se défaire de toute volonté de puissance donne à l'Etat laïque comme aux religions la possibilité d'un fonctionnement vraiment conforme à leur propre finalité. Dans cet ordre d'idée, R.B. considère que "l'implantation de l'islam en Europe s'avère une chance pour l'islam... Cela permet, par exemple, de poser le principe de l'égalité des sexes..." p.135

Les deux religions ne sont pas présentées comme des réalités métaphysiques intangibles mais du point de vue de leur évolution. "Dans le judaïsme, certains textes du Talmud racontent une forme de retrait ou d'éclipse du divin et ces récits illuminent de façon intéressante la notion de laïcité."(p.133) et au cours du développement de l’islam historique, il y a eu " le plus souvent distinction et non pas confusion entre le politique et le religieux" même si aujourd'hui on assiste "à la subordination du religieux au politique"(p.134).

Conclusions importantes pour la laïcité : d'une part, les religions relèvent d’un ordre spécifique, l’ordre spirituel, à distinguer clairement de la puissance politique, d’autre part elles participent au mouvement général de l’histoire dont on ne peut les séparer même si par certains aspects, elle les déborde .  "Aujourd'hui, pour que nos traditions religieuses puissent contribuer de façon bénéfique à un débat de société, il faut réhabiliter la pluralité de leurs histoires, leur complexité et les différentes voix qui s'y expriment." D. H. (p.137).

 D'une manière plus générale, les deux interlocuteurs sont amenés par J-L S. à questionner leur religion sur  ses liens avec l'origine, l'histoire et la science (p.35). Pour R.B., "il faudrait d'abord distinguer les registres de discours et montrer leur légitimité : celui de la science ou des sciences modernes n'est pas celui du sens, même si tous deux ont leur place" et pour D.H. qui se réfère aussi à P. Ricoeur, "Tout l'enjeu d'une certaine maturité ("spirituelle"), quelle que soit notre tradition, c'est de pouvoir vivre avec de l'absence et du manque, avec quelque chose qui n'est pas complet, qui ne peut être transformé en veau d'or "(p.37).

Le contenu du savoir religieux n’est pas pétrifié malgré sa dimension sacrée mais chaque génération a à en faire une réinterprétation et une réactualisation, ce qui exclut toutes formes d'essentialisation, si chères aux partisans des intégrismes de tous bords.

Nul ne doit se laisser impressionner par ceux qui s’arrogent un pouvoir prescriptif exorbitant et, au nom d’une certaine sacralité, dictent une certaine manière de manger ou de s’habiller. D’où la nécessité urgente d’approfondir les connaissances et de clarifier l’emploi bien commode de « nous » que des religieux substituent si facilement à « je » à leur profit. ‘’Qu’aucune voix au sein de nos traditions religieuses ne soit considérée comme exclusive’’. Les deux interlocuteurs se rejoignent sur ce point (p.138).

Une telle optique converge vers une possible compatibilité réciproque entre ces deux religions et la laïcité, ce qu'il fallait établir au moment où l'on entend sans cesse le contraire.

Les différences entre les deux religions ne sont pas gommées pour autant. Les prophètes sont bien plus ménagés dans l’islam que dans le judaïsme qui les conteste et les critique, en particulier Noé (p.224) alors qu' "un prophète ne saurait s'égarer selon la doctrine musulmane" (p.225). Et R. B. ne nous cache pas que "la doctrine de l'islam orthodoxe demeure créationniste" et "refuse toute théorie scientifique évolutionniste"(p.239).

Quant au rôle des femmes dans les deux religions, le chapitre qui lui est consacré en présente une analyse particulièrement nuancée. "La Bible et le Talmud sont formidablement "féministes" et furieusement "misogynes" d'où la nécessité de " toujours encourager une lecture contextuelle. " (p.149). Et pour R.B, " le passage par l'histoire et les sciences humaines se présente comme un des moyens nécessaires pour relativiser un certain passé de représentation aliénante sur Dieu, sur la religion, sur les femmes..." (p.160)   

Qu’en conclure pour l’enseignement de la laïcité et du fait religieux aujourd’hui ?

Nous vivons désormais dans une société plurielle où les convictions et les religions sont multiples. Dans un tel contexte, ce que l’Ecole doit affirmer avec détermination, c’est précisément la pluralité des convictions et des religions dont aucune, où que ce soit, ne doit avoir le droit de disqualifier les autres sans se disqualifier elle-même, que ce soit entre religions ou entre différents courants religieux dans le cadre de la même religion.

Les deux participants à ce dialogue représentent eux-mêmes un courant minoritaire de leur propre religion et avec un engagement religieux de niveau différent : une femme rabbin, un islamologue. Ils acceptent de prendre du recul par rapport à la lettre de l'histoire sacrée dont ils pensent qu'elle n'est pas menacée par une "déconstruction" scientifique. "Un texte continue à parler même quand le lecteur sort d'un certain nombre d'illusions" (p.41).

Citons le vade mecum laïcité 2018 : "Fondé sur la rationalité et sur l'expérience raisonnée, l'enseignement distingue les savoirs et les croyances. Par son impartialité et son objectivité, il protège la liberté de conscience des élèves et leur apprend que les certitudes se construisent."

Il nous aide à éclairer les contenus de ce dialogue. D'abord, on ne peut opposer selon les auteurs de ce livre d'une manière si radicale savoirs et croyances puisque ces dernières n'excluent pas non plus "une démarche de questionnement" (p.53).

Quant au créationnisme qui voudrait se faire passer pour un savoir et qui ne peut se construire rationnellement, on voit qu'il n'a pas sa place dans l'enseignement scolaire.   

L’Education Morale et civique par ce qu'elle préconise dans ses Principes généraux (§ 3 et 4) : « penser et agir par soi-même et avec les autres », « favoriser le développement d’une aptitude à vivre ensemble » et « reconnaître le pluralisme des opinions, des convictions, des croyances et des modes de vie », retrouve beaucoup des préoccupations de nos interlocuteurs.

Pour mieux vivre ensemble et devenir autonome, il faut reconnaître ce pluralisme mais comment reconnaître sans connaître et donc sans apprendre ? Une tolérance ignorante risque d'être irrespectueuse, incapable de créer du lien social.

Ce livre a le très grand mérite de pointer des questions fondamentales dans le cursus scolaire :

  • Aujourd’hui, les religions dans leur rapport au pouvoir et au savoir ont à mettre leurs exigences en accord avec celles du savoir et de la citoyenneté indispensables dans un Etat démocratique.
  • Toutes les religions se sont développées et ont évolué d’un point de vue historique. Ces connaissances d’ordre historique appartiennent aussi à l’école qui doit pouvoir les étudier à tous les niveaux d’enseignement sans craindre une relative complexité.
  • Le caractère mythique, symbolique, sacré que se donnent les religions n’est  pas remis en cause à l’école, chacun étant libre de ses croyances et de ses convictions et de toutes sortes d’approfondissement spirituel dans son for intérieur. La liberté de conscience, l’égalité de traitement entre tous en dépendent.
  • Ainsi donc, les diverses croyances et convictions supposent des connaissances assez précises dans le domaine des faits religieux, y compris chez ceux qui en sont très loin. Le savoir, là comme ailleurs, est source de liberté et aussi de fraternité.

 Le grand évitement du fait religieux à l'école.

 On voit donc que ce livre important nous montre comment les religions, quand elles refusent le fanatisme de la doctrine unique et qu'elles acceptent de visiter la maison de l’autre sans idolâtrie ou textolâtrie sont tout à fait compatibles avec une bonne pratique de la laïcité.

Les nouveaux programmes du dernier CSP ont réduit la part du savoir dans les domaines aussi bien de l'enseignement du fait religieux que de celui de la laïcité. C’est pourtant un domaine où les ignorances, les préjugés et les peurs se multiplient ensemble plus que jamais.  

Un livre comme celui de Delphine Horvilleur et R. Benzine montre dans quelles directions on peut aller pour enseigner des convictions religieuses ou philosophiques en les reliant à l'EMC dans une pratique vraiment républicaine : ils font ainsi un travail de pionniers. Mais les institutions en place auront-elles l'audace de suivre ces pionniers sur les chemins qu’ils ouvrent ou même simplement de s'en inspirer?

20 Juin 2018

Récolarel 

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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16 décembre 2015 3 16 /12 /décembre /2015 14:15

Anne-Raymonde de Beaudrap

ENSEIGNER LE FAIT RELIGIEUX EN COURS DE FRANÇAIS: État des lieux, paradoxes et perspectives, INRP, coll. Didactiques, Apprentissages, Enseignements, mars 2010.

L’étude sur les faits religieux en classe de français est faite d’une manière à fois historique, méthodique, descriptive, pédagogique et menée avec précision et volonté d’exhaustivité.

La spécificité française est étudiée dans un chapitre initial qui rappelle la place prise dans les programmes de français et d’histoire par des faits religieux qui deviennent progressivement matières d’enseignement, y compris interdisciplinaire. Des références littéraires et culturelles éclairent les multiples enjeux, par exemple, l’apport des mythes et du théâtre.

L’éducation civique n'est pas prise en compte.

Les nouveaux programmes qui vont se mettre en place à la rentrée 2016 ne remettent pas en question l'essentiel de l'ouvrage mais l'importance accrue donnée à l'Education morale et civique mériterait une mise au point.

La question est abordée du point de vue français qui privilégie une forme spécifique de « laïcité » mais s’élargit grâce à des comparaisons à l’échelle européenne qui ajoutent une nouvelle mise en perspective.

Les méthodes appliquées lors de cet important travail sont ensuite fort précisément décrites : 665 réponses pour l’enquête quantitative, 32 entretiens répartis sur tout le territoire avec la volonté d’être le reflet des réalités le plus représentatif possible. Une difficulté à noter cependant à ce propos : certaines académies sont surreprésentées comme Rennes, Strasbourg qui ont un lien spécifique et historique avec les religions et d’autres, les trois plus importantes de France, Versailles, Créteil, Lille le sont fort peu.

La question des représentations que les professeurs de français se font des faits religieux permet d’observer une finalité culturelle dans un cadre délibérément

littéraire et laïque, assez largement plébiscitée, d’après les professeurs interrogés qui ne semblent ni la remettre en question ni la critiquer même si le manque de formation, le risque de saupoudrage et l’absence de coordination disciplinaire sont pointées par quelques-uns.

Les pratiques dans les classes apparaissent en fait fort disparates et ponctuelles et ne sont pas accompagnées par une réflexion pédagogique et didactique d’ensemble susceptible de donner l’appui nécessaire aux enseignants de français, un peu abandonnés à eux-mêmes dans leur souci de respecter les consciences d’élèves, aux convictions et aux connaissances fort inégales.

Du moins d’après l’auteur, y a- t-il un souci général de promouvoir en enseignant les faits religieux des valeurs culturelles et laïques, permettant de lutter contre le dogmatisme, l’intolérance et le fanatisme.

L’auteur fait un tableau riche et précis des multiples valeurs philosophiques et morales mises en jeu dans l’enseignement des faits religieux au hasard des choix et des personnalités des enseignants qui tous revendiquent une forme de loyauté civique distanciée par rapport aux religions.

L’auteur cerne des refus déterminés dus à la laïcité intransigeante de certains enseignants. Il aurait été intéressant d'explorer davantage ces prises de position sans en rester à de simples constats.

D'un autre côté, l'auteur note que les professeurs s'interdisent de dire la part de spiritualité que comportent les religions. Ce qui là aussi mériterait une analyse : il n'est pas sans conséquence que les élèves soient livrés à leurs familles, à leur entourage ou à eux-mêmes sur ces questions qui peuvent déboucher sur des engagements de toutes sortes.

Le livre propose donc un tableau très fin des pratiques diverses et des difficultés ou des résistances auxquelles se heurte l’enseignement des faits religieux. L’analyse pédagogique et didactique est fouillée et montre la richesse et la variété de l’enseignement pratiqué dans les textes et les images qui relèvent de l’enseignement des faits religieux. Clairement, il est ponctuel, fragmentaire et même aléatoire et n’a rien d’aussi systématique qu’un enseignement historique : on ne voit guère comment il pourrait en être autrement. Mais, malgré des observations critiques, l’auteur fait preuve d’un optimisme délibéré pour un enseignement dont elle souligne la richesse et la "fonction d’intégration" et "d’initiation au symbolique".

En réalité, l’enseignement des faits religieux fait souvent l’objet d’un évitement qui mérite d’être étudié de plus près avec un regard moins didactique ou pédagogique et plus sociologique ou anthropologique.

Alain Merlet

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8 octobre 2015 4 08 /10 /octobre /2015 11:22

Rokhaya Diallo et Jean Baubérot, Comment parler de laïcité aux enfants, éd. le baron perché, 2015.

Ce livre est un véritable outil du "vivre ensemble" pour tous les parents et enseignants. Abondamment documenté et pédagogique, Il offre un espace pour parler de manière sereine, loin du bruit médiatique, d'une notion complexe chargée d'histoire, celle de laïcité, concept trop abstrait pour les enfants et mal maîtrisé par les adultes.

Dans une première partie, R.Diallo et J.Baubérot posent un regard à la fois historique et contemporain sur la laïcité, en abordant les thèmes de la séparation des Eglises et de l'Etat, de la liberté de conscience, de la laÏcité au sein de l'institution scolaire ou encore des droits humains.

Puis dix fiches élaborées à partir de questions d'enfants réparties par tranches d'âges ( qui correspondent aux cycles scolaires : 6-9 ans, 9-12 ans, 12-15 ans ) explorent les nombreux aspects de la laïcité. Chaque fiche donne des références à l'enfant afin qu'il se forge sa propre opinion. L'objectif est aussi de lui offrir des outils qui lui donneront l'envie de questionner le monde et le goût du débat.

L'ouvrage n'a pas la prétention d'être exhaustif. Il balaie toutefois un large spectre afin d'être le support d'explorations complémentaires grâce aux annexes.

Myriem Sissoko
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23 septembre 2015 3 23 /09 /septembre /2015 13:23

Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Editions de la Maison des sciences de l'homme, 2015.

Pour Jean Baubérot, " il n'existe pas de "modèle français" de laïcité mais des visions divergentes qui s'affrontent dans un rapport de forces toujours évolutif ".

La première partie de cet ouvrage d'historien-sociologue propose "une cartographie de sept représentations de la laïcité". "Sont typifiés des discours et des comportements, non des personnes elles-mêmes" : précise l'auteur. Au cours de la rédaction de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat, quatre conceptions de la laïcité se sont affrontées, puis ont subsisté en adaptant leur contenu au contexte.

La première, "la laïcité antireligieuse" privilégiait le combat contre la religion, celle-ci étant par essence "l'oppression des consciences" (Maurice Allard). La seconde, "la laïcité gallicane" se situait "dans la continuité du gallicanisme interventionniste des rois de France." Ces deux représentations qui transformaient la laïcité en religion civile ont été mises en minorité lors des votes mais n'ont pas disparu loin s'en faut.

La troisième, "la laïcité séparatrice stricte", et la quatrième, "la laïcité séparatrice inclusive", "ont envisagé la séparation dans le cadre d'une philosophie libérale". Celle qui intégrait la dimension collective l'a emporté. "On retrouve ces deux sensibilités aujourd'hui. Elles ne sont pas médiatiquement dominantes."

Les trois dernières, absentes des discussions de 1905, sont "identifiables par les débats de ces dernières décennies." Vient d'abord la "laïcité ouverte" qui, "utilisée dans des sens divergents,...critique la laïcité dominante qui ne manifesterait pas assez d'ouverture envers le "spirituel" et/ou la religion". Ensuite, la "laïcité identitaire" qui "distingue les religions qui appartiendraient à l'identité de la France et celles qui seraient importées." Enfin, la "laïcité concordataire", celle d'Alsace-Moselle, légitimée par le Conseil d'Etat en février 2013.

Dans la seconde partie de l'ouvrage, avec une méthodologie originale et un concept pertinent de "seuil de laïcisation", Jean Baubérot expose "quelques raisons du glissement de la laïcité dominante de gauche à droite" et propose des hypothèses sur le devenir de la laïcité. Toute société connaît des mouvements de déstructuration-restructuration. Si la "crise du lien" et le "flottement généralisé du sens" participent de la déstructuration, "la restructuration n'est jamais donnée au départ. Elle doit, sans relâche, se construire socialement et politiquement. Comment la laïcité peut-elle constituer un facteur d'innovation ? " Et Jean Baubérot de proposer : " Initier un grand débat public sur cette question, trouver quelques propositions fortes, serait peut-être plus fécond et porteur d'avenir que tous les propos nostalgiques ou stigmatisants."

Myriem Sissoko

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4 septembre 2015 5 04 /09 /septembre /2015 10:53

Sébastien Urbanski, L’enseignement du fait religieux : une enquête dans trois collèges in REE (Recherches en éducation), n°21; Janvier 2015

L’article présente les résultats d’une enquête destinée à mieux connaître l’opinion des enseignants à l’égard du projet ministériel d’enseignement du fait religieux. Cette enquête dont l'auteur présente lui-même certaines limites est particulièrement riche d'enseignements et sonne comme une invitation pour le ministère de l'Education nationale à repréciser les objectifs et les modalités de mise en oeuvre d'un projet aux justifications insuffisantes et contesté sur bien des points par un nombre non négligeable d'enseignants.

Une courte partie quantitative permet d’émettre des hypothèses concernant une influence possible de la croyance religieuse et de l’ancienneté sur les avis exprimés. Les croyants semblent plus favorables au projet ministériel que les non-croyants, et l’ancienneté pourrait également jouer un rôle, les plus anciens dans la carrière étant particulièrement opposés au projet.

Une partie qualitative de l’enquête permet d’identifier des thèmes controversés, par exemple : quelle est la part du culturel et du collectif dans le fait religieux ? L’enseignement du fait religieux permet-il en tant que tel d’éduquer à la tolérance ? Plus généralement, l’article montre que certaines oppositions subsistent à l’égard du projet ministériel, ce qui pose la question de la mise en oeuvre effective du curriculum.

Cette partie de l'enquête " met également en évidence : une résistance à l’égard d’une approche trop holiste du fait religieux ; une volonté de distinguer enseignement factuel et éducation civique ; un certain mécontentement vis-à-vis de la hiérarchie et de certaines formulations ; ou bien au contraire une prise en charge d’objectifs de connaissance, de tolérance, voire de dialogue civilisationnel ou d’éducation à la sensibilité religieuse. "

Appel à cohérence

Sébastien Urbanski identifie une pluralité d'interprétations possibles des objectifs ministériels concernant l’enseignement du fait religieux et pense que "loin de favoriser un compromis, l’indétermination du projet serait un obstacle à sa réalisation." L'enquête souligne, en effet, la possibilité d’un clivage important entre les enseignants favorables au projet ministériel, et ceux qui y sont défavorables. Elle donne à voir la difficulté de mise en oeuvre du curriculum,

" les enseignants étant globalement soumis à des injonctions variées et potentiellement contradictoires (transmission d’un patrimoine, inculcation de normes sociales, valorisation de performances…) ." Elle "confirme cette difficulté d’articulation entre injonctions ministérielles et curriculum réel : si des enseignants déclarent prendre en charge des objectifs très ambitieux, parfois à la limite de l’éducation religieuse..., d’autres ont plutôt tendance à rester sur des positions classiques (objectif historique de compréhension de sociétés passées, par exemple) ou refusent ouvertement le prescrit. Le curriculum réel semble ici avoir des difficultés à trouver une définition collective : celle-ci reste dépendante des choix individuels des enseignants, ou de leur non-choix."

L'Enseignement laïque des faits religieux à repenser...

Les résultats d'une telle enquête seront-ils pris en compte par les services du ministère de l'Education nationale? On lit avec intérêt dans le rapport annuel de l'Observatoire de la laïcité (30 juin 2015) : " Les enseignants doivent être en capacité d’enseigner la diversité des visions du monde, y compris religieuse. À cette fin, le ministère de l’Éducation nationale proposera, avant la fin de l’année 2015, un parcours de e-formation (site internet M@gistère) à l’enseignement laïque des faits religieux, destiné à aider les professeurs des premiers et seconds degrés de l’école. "(p.106) Le contenu de cette formation en termes de connaissances, de compétences et d'éthique pédagogique devrait apporter des réponses claires aux questions pertinentes que soulève cette enquête. Parmi ces questions :

- L'identité du fait religieux est-elle strictement culturelle ? Sinon, quelle spécificité a-t-elle? S'il y a du religieux dans le fait religieux, n'y a-t-il pas risque de "dévitaliser" le fait religieux comme le laisse entendre Régis Debray dans son rapport de 2002 ou de l'essentialiser ouvrant la porte à une lecture figée voire fondamentaliste des religions ? Le Réseau école laïcité religions (Récolarel) en donne de nombreux exemples pris dans les nouveaux manuels scolaires d'histoire et de français (voir recolarel.over-blog.com).

- Quelle part sera donnée à l'Enseignement laïque des faits religieux (ELFR) dans les nouveaux programmes à paraître, les anciens lui accordant une place marginale, cantonnant les faits religieux dans le passé, donnant implicitement des religions une image archaïque ?

- Quelles facultés sont à développer en priorité chez les élèves : raison, libre arbitre, curiosité, sensibilité ?

Si la raison et le libre arbitre sont évidemment à développer, l'ELFR aurait-il in fine pour objectif de permettre à l'élève de construire, déconstruire, reconstruire son éventuelle identité religieuse et d'en relativiser la dimension identitaire ? Les questionnements pédagogiques sur les textes "sacrés" dans beaucoup de manuels scolaires se cantonnent à la littéralité et participent à une lecture fondamentaliste de ces textes (voir recolarel.over-blog.com). En ces temps de lutte contre les radicalismes idéologico-religieux violents, la question mérite une réponse urgente.

S'il est cohérent de penser qu'il y a un lien étroit entre ELFR et développement de la sensibilité, quelle place doit prendre une "discipline" comme l'Histoire des Arts dans ce curriculum - place souvent minimisée par des approches superficielles dans bien des manuels scolaires (voir recolarel.over-blog.com)?

- Quelles justifications pédagogiques et éducatives président à l'articulation Enseignement moral et civique (EMC) - ELFR, articulation souhaitée également par l'Observatoire de la laïcité dans son rapport de juin 2015 ?

Si lien est fait entre l'EMC et l'ELFR, ce dernier peut-il aider les jeunes à mieux s’intégrer dans une société plurielle ? Les diverses traditions religieuses et philosophiques peuvent-elles être considérées comme des ressources de sagesse, de liberté, de lien - postulat avancé par nombre de systèmes éducatifs européens ? Autre question posée par un des interviewés de l'enquête et qui élargit le débat : " est-ce à l’école de résoudre à elle seule tous les problèmes d’une société ? " Quel crédit peut avoir l'EMC, instrument de promotion des valeurs de la République, dans une société qui a fait allégeance à un système mondial économico-financier, efficace entreprise de démolition de valeurs républicaines, à savoir l'égalité et la fraternité, et cela au nom de la liberté ?

- Par ailleurs, quelles définitions propose le MEN de notions-clés comme laïcité ou identité - celle de laïcité présente dans la grande majorité des manuels d'éducation civique est celle d'une laïcité de méfiance, de crispation par rapport aux différentes religions, celle d'identité occulte la dimension culturelle et la réalité plurielle de la société (voir laïcité dans les manuels in recolarel.over-blog.com)?

Seules des réponses claires concernant les attendus, les contenus, la pédagogie de l'enseignement laïque des faits religieux peuvent inverser un processus d’évitement empêchant sa mise en oeuvre. L'article de Sébastien Urbansky en rappelle l'étendue et l'urgence de la tâche.

Jean-Marc Noirot

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9 février 2013 6 09 /02 /février /2013 20:39

Véronique Deneuche, L'enseignement des faits religieux dans les manuels d'histoire, Ed L'Harmattan, Paris, 2012. 263p.

Qu'existait-il avant la mise en oeuvre de "l'enseignement des faits religieux" réclamé et décidé ces dernières années? Comment les manuels de sixième et cinquième ont-ils traité les trois monothéismes depuis 1957? Quels types d'écarts entre contenus des manuels et savoirs savants? La mise en page des manuels de la Vème République affecte-t-elle leur contenu doctrinal? Telles sont les questions essentielles auxquelles Véronique Deneuche répond avec autant de rigueur que de minutie dans ce livre.

A la première question, la réponse peut étonner. Les faits religieux ont toujours été enseignés au  collège depuis 1957, en particulier les trois monothéismes: judaïsme, christianisme et islam.

Aux deux questions suivantes, les réponses prennent une forme particulièrement pédagogique en alternant les analyses de contenu des manuels, le discours des différentes traditions monothéistes ("Que dit la tradition:") et les mises à jour des connaissances  ("Que dit l'histoire:"). L'étude des documents, de leur nature, de leur fonction dans la validation des connaissances est analysée avec pertinence. Des thèmes communs aux trois religions comme le statut du livre sacré, l'historicité des personnages importants, la doctrine donnent des clés pour comprendre des contenus complexes. L'auteure a repéré un problème récurrent sur la longue période étudiée : des difficultés à définir ou à nommer. Quelques exemples : à la page136, pour le judaïsme, le mot israélite disparaît des manuels tandis que le mot même de judaïsme apparaît seulement en 2009 dans les programmes et les titres des manuels. Sauf chez un seul éditeur, le mot Palestine disparaît alors qu'il peut être présent dans les leçons sur le christianisme. L'auteure fait "l'hypothèse que la question de l'appellation de la terre des Hébreux, dans les leçons sur le judaïsme est un sujet sensible."( p.136). Pour le christianisme, "le vocabulaire institutionnel est privilégié par rapport au vocabulaire se référant à la vie ou à l'expérience religieuse" même si, à partir des programmes de 1985, un rééquilibrage commence  ( p.204). Pour l'islam, "les éléments doctrinaux fondamentaux sont très peu développés...le mot 'foi' est rare dans les manuels."( p.219)

De plus, Véronique Deneuche repère les représentations implicites du juif comme du musulman. La représentation du juif soumis est véhiculée par l'iconographie (p. 174), celle du juif errant par les textes d'auteur des manuels (p. 176). Quant au musulman, l'auteure fait deux observations : la représentation du musulman violent et guerrier est véhiculée par le thème de la guerre sainte, l'utilisation des termes "arabe" et "musulman" est indifférenciée comme adjectifs ou substantifs, comme référents identitaire, culturel ou religieux.

Pour la quatrième question - la mise en page des manuels de la V République affecte-t-elle  leur contenu doctrinal?- , Véronique Deneuche montre que, quelle que soit la mise en page du manuel - prééminence du texte d'auteur jusqu'en 1977 puis place grandissante des documents textuels ou iconographiques -, les contenus doctrinaux ne changent pas dans le fond en ce qui concerne les trois  monothéismes. Tout d'abord, elle décrypte une difficulté majeure : le fréquent mélange du discours historique et du discours de foi. Elle souligne ensuite une utilisation souvent  purement pédagogique des documents, qui aboutit à une désacralisation des textes sacrés, au détriment de leur portée et de leur valeur symbolique. Troisièmement, elle pose la question du statut de la vérité dans le texte religieux, notamment lorsque les manuels présentent les trois monothéismes comme des mythes. Enfin, elle note que "malgré les avancées théologiques et historiques avec les découvertes archéologiques, le manuel souffre toujours d'un manque de rigueur historique."

Véronique Deneuche conclut sa recherche par deux remarques argumentées et une question. D'une part, "les manuels ne reflètent pas toujours l'esprit des programmes..." D'autre part, "le choix fait par les responsables de l'Education nationale d'une approche transversale de l'enseignement des faits religieux semble présenter des limites..."et, en particulier, " le risque de donner aux élèves une vision partielle et fragmentée des faits religieux...", dans un contexte où les enseignants  manquent de formation suffisante et de temps pédagogique. Enfin, une question de fond: "Les élèves de sixième et de cinquième ont-ils vraiment l'âge de comprendre les enjeux de cet enseignement, d'entrer dans l'intelligence des récits, de développer l'esprit critique attendu pour analyser aussi bien la forme que le sens des oeuvres et des documents qui leur sont soumis?"

Cette recherche analyse, avec intelligence et rigueur, les trois monothéismes étudiés en 6ème et 5ème, sur plus d'un demi-siècle d'édition scolaire. Elle offre à tous les responsables de l'Education nationale un bilan clair, riche, synthétique qui est en résonance avec deux études récentes : celle menée par une équipe de l'Unesco  sur le monde arabo-musulman dans les manuels de 5ème (1) et celle, plus récente, réalisée par le Réseau école laïcité religions sur les faits religieux dans les manuels d'histoire des collèges (2). Toutes ces études montrent, au-delà de certaines évolutions positives, la persistance d' imprécisions et d'ambigüités de concepts-clés, de confusions entre discours historique et discours de foi, et enfin de démarches pédagogiques qui gomment le symbolique. Etudes qui décryptent de nombreuses simplifications excessives et/ou "diplomatiques" risquant d'entretenir ou de renforcer amalgames et stéréotypes, sources de peurs de l'autre.

(1) Bénédicte Hugedé et Mélanie Serrat, Le monde arabo-musulman dans les manuels scolaires français. Commission nationale française pour l'Unesco, Ecole normale supérieure de Lyon, 2011. 200p.

(2) voir recolarel.over-blog.com

Jean-Marc Noirot

 

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